"En terminant mes fonctions législatives, je
résolus de demeurer étranger aux affaires publiques et de me livrer entièrement aux
travaux de ma profession. Le nombre de mes clients s'accrut rapidement. De tous les points
de la République, il me vint des affaires. Les avoués de Paris, peu disposés en
général à employer le ministère de ceux qui n'avaient point appartenu à l'ancien
barreau, établirent des relations avec moi. Enfin les avocats plaidants recherchèrent
mes avis, et mirent du prix à s'appuyer d'un nom qui commençait à faire autorité en
jurisprudence.
Ces avantages tenaient à plusieurs causes. La
réputation de jurisconsulte qui m'avait devancé à la Convention s'était
singulièrement agrandie, en raison de la part que j'avais eu aux trois projets de code,
et des divers rapports que j'avais fait à la Convention et au Conseil des
Cinq-cents.
Considéré comme le point intermédiaire entre la décrépitude de nos lois anciennes, et
l'imperfection de la législation moderne, on pensait avec quelque raison que je
connaissais les premières, et que savais mieux qu'un autre les concilier avec des
décrets souvent incomplets ou mal rédigés. Je soutins assez bien une renommée acquise
sans effort, que des jugements rendus en conformité avec mes avis achevèrent de
consolider.
(...)
Enfin, à mon début dans la profession de jurisconsulte,
j'eus soin d'annoncer que je n'entendais ni plaider, ni faire des mémoires, ni m'ériger
en solliciteur d'affaires, et que tout se réduirait de ma part à donner des réponses
aux questions me seraient soumises. Cette manière n'effraya personne, et n'inspira aucune
jalousie. Les jeunes légistes ne virent en moi qu'un consultant de plus. Les
anciens avocats s'inquiétèrent peu d'une adjonction qui ne pouvait pas leur être
préjudiciable. Il étaient d'ailleurs en petit nombre, et les affaires très
multipliées. Plusieurs d'entre eaux, notamment Tronchet et Ferey contractèrent des
liaisons avec moi, et il se passait peu de jours qu'il n'y eût entre nous des
conférences, ou étaient souvent appelés Poirier, de Bonnières, Bigot de Préameneu de
Bloisin et d'autres jurisconsultes de réputation. Tronchet que je connaissais d'ancienne
date que j'avais revu lors du jugement du Roi, avaient abandonné les affaires depuis l'Assemblée Constituante. Il les reprit à mon investigation, et fut ensuite satisfait
d'avoir déféré à mes conseils. Les plaidoiries dirigées par nos consultations,
étaient ordinairement confiées à Delamalle, Berryer, Bellart et Bonnet."
Cambacérès, Mémoires
L'ANALYSE
DE SA CLIENTELE
Il est possible de reconstituer partiellement
la clientèle à partir de ses livres de raison. Nous disposons de données
nominatives pour seulement un tiers du chiffre d’affaires du cabinet, ce qui
représente un échantillon relativement représentatif.
La prépondérance de l’armement maritime est due
à la reprise de la guerre de course sous le Directoire. Les corsaires
français sont autorisés à arraisonner tous les navires croisant dans les
eaux anglaises et les pays neutres doivent réclamer la restitution des
navires et des cargaisons indûment saisies auprès du Tribunal des prises à
Paris. Cambacérès devient le conseil juridique de Keydel, représentant de
la Ligue Hanséatique en France, et de l'armateur américain Hayward. On
trouve également parmi sa clientèle des armateurs bordelais et malouins.
Même s'ils sont manifestement sous-estimés (voir ci-dessous), les
contrats obtenus grâce à son cousin
Sabatier représentent
une part importante de l’activité. De
nombreux négociants languedociens font également appel à ses services
juridiques : Basterrèche, Cambon, Durand, Lajard… Quelques travaux sont
facturés au « groupe Ouvrard », notamment à la banque Girardot & Cie
et aux fournisseurs aux armées Michel. On peut également citer les banquiers
Hupais, Gelot & Cie qui étaient très actifs à l'époque du
Directoire et Hervas,
le chargé d’affaires espagnol à Paris et directeur de la Banque Royale de
Saint-Charles, la banque d’émission espagnole.
Si la clientèle de Cambacérès appartient
essentiellement au monde des affaires, on trouve quelques clients venant
d’autres horizons. Cambacérès s’occupe des intérêts de plusieurs
familles d'Ancien régime comme les Orléans, les Choiseul-Praslin et les
Arenberg. Il défend également les enfants de Malesherbes (le défenseur
malheureux de Louis XVI qui a été guillotiné en 1794) et les intérêts de
plusieurs communautés juives de province. Vers la fin du Directoire,
quelques politiques comme Roederer apparaissent parmi la clientèle.
LES REVENUS DE SON CABINET
"Mon existence était agréable, et les produits de
mon travail me mettaient en état de soutenir ma famille." (Cambacérès,
Mémoires)
Mois
An IV (09/1795 - 09/1796)
An V (09/1796 - 09/1797)
An VI (09/1797 - 09/1798)
An VII (09/1798 - 09/1799)
Vendémiaire
256 livres
?
?
2.104 livres
Brumaire
60 livres
?
708 livres
2.482 livres
Frimaire
210 livres
?
714 livres
2.211 livres
Nivôse
354 livres
?
918 livres
2.094 livres
Pluviôse
368 livres
?
1.520 livres
2.856 livres
Ventôse
690 livres
?
1.636 livres
2.436 livres
Germinal
1.506 livres
?
2.344 livres
3.966 livres
Floréal
1.224 livres
?
2.850 livres
1.938 livres
Prairial
2.510 livres
?
1.744 livres
1.602 livres
Messidor
1.693 livres
?
2.112 livres
2.020 livres
Thermidor
2.322 livres
?
2.920 livres
198 livres
Fructidor
3.025 livres
?
3.505 livres
0 livres
Total
14.218 livres
?
20.971 livres
23.907 livres
Ce tableau provient des livres de raison conservés aux
Archives Nationales. Les revenus indiqués sont importants en comparaison au salaire
annuel d'un domestique (500 livres) ou d'un ouvrier (1.000 livres environ). Mais de
nombreux indices laissent penser que Cambacérès ait dissimulé une part des revenus de
son cabinet.
Ainsi, la baisse des honoraires facturés à la Compagnie
des Indes (An IV : 1.176 livres, An VI : 30 livres, An VII : 204 livres) est
contredite par les nombreux travaux juridiques effectués par Cambacérès que l'on trouve
dans les archives de la compagnie. En trois années, Cambacérès note 1.200 livres de
revenus provenant de la Société des mines d'Anzin alors que la société lui
verse des honoraires annuels de 2.400 livres. On remarque également la quasi-absence d'Ouvrard
: aucune trace des longs travaux effectués pour la rédaction des différents contrats de
fournitures aux armées (notamment les travaux sur le contrat Blanchard qui sont
conservés au Japon).
Enfin, l'analyse des états de situation permet d'évaluer la
fortune de Cambacérès à plus de 500.000 livres en septembre 1799. Cet enrichissement
rapide ne peut pas s'expliquer avec les seuls revenus consignés dans les livres de
raison. Sans doute Cambacérès a-t-il spéculé sur le cours de la rente 5 %
consolidé au moment du 18 Brumaire?