"Ma vraie
gloire n'est pas d'avoir gagné quarante batailles; Waterloo effacera le souvenir de tant
de victoires; ce que rien n'effacera, ce qui vivra éternellement, c'est mon Code
civil." (Napoléon Bonaparte, Le mémorial de Sainte-Hélène)
En
matière de jurisprudence civile, s'opposent une France de droit écrit, comprenant la
moitié sud du pays et l'Alsace, qui applique un droit inspiré du droit romain (Code
Justinien), et une France de droit oral, appliquant un droit coutumier, qui varie d'une
région à l'autre. On estime qu'il y a 60 coutumes générales (la plus
importante étant la coutume de Paris) et environ 300 coutumes
locales.
S'inspirant des diverses tentatives de
codification tentées sous l'Ancien Régime (Rédaction des coutumes par l'ordonnance de
Montilz-lès-Tours en 1454, Code Henri en 1585, Code Marillac en 1614), l'Assemblée
Nationale décrète le 5 avril 1790 qu'il sera fait un Code des lois civiles du royaume.
La Convention charge tout naturellement le Comité de Législation de lui présenter un
projet de Code civil. Cambacérès, son président, s'attelle à une tâche qui devait
durer une dizaine d'années.
Juriste de formation et
homme des Lumières, Cambacérès semble d'après Vialles s'être inspiré de trois
principes dans la rédaction des différents codes civils :
- se rapprocher le plus possible
du droit naturel, parce que les lois de la nature sont supérieures à toutes les autres.
- maintenir une unité complète
dans la législation, parce que la vérité est une et indivisible.
- apporter la plus extrême
simplicité dans les prescriptions légales, parce que peu de lois suffisent aux hommes
honnêtes.
PREMIER PROJET
Ce projet constitué de
695 articles répartis en deux parties : les personnes et les biens, comprenait des
nombreuses dispositions novatrices en matière sociale.
Le droit des personnes
réglemente les naissances, la majorité fixée à 21 ans, le mariage, le divorce et le
décès. Les idées des Lumières s'illustrent notamment dans la définition des rapports
entre les parents et les enfants : "Surveillance et protection voilà les droits
des parents ; nourrir, élever, établir leurs enfants, voilà leurs devoirs. Les enfants
seront dotés en apprenant, dès leur tendre enfance, un métier d'agriculture ou d'art
mécanique. (...) Les enfants de la patrie montreront leurs moissons, leurs cultures,
leurs travaux et ils diront à l'envie étonnée : voilà nos trésors." (Cambacérès).
Le texte supprime, pour
les mêmes raisons la notion de bâtardise et réforme les principes de l'adoption : "L'adoption
est le rameau étranger enté sur un tronc antique ; il en ranime la sève ; il embellit
sa tige de nouveaux rejetons ; et, par cette insertion heureuse, elle couronne l'arbre
d'une nouvelle moisson de fleurs et de fruits. Admirable institution que vous avez eu la
gloire de renouveler et qui se lie si naturellement à la Constitution de la République,
puisqu'elle amène sans crise la division des grandes fortunes." (Cambacérès).
Le projet institue le divorce, qui peut être demandé par l'un des époux auprès du
conseil de famille, le mariage étant réputé dissous 15 jours après la demande, ainsi
que le versement d'une pension alimentaire à l'ex-époux qui assume la garde des enfants.
La droit des personnes se termine en traitant de la tutelle, des interdits et des absents.
Dans la seconde partie,
Cambacérès traite des moyens d'acquérir et de conserver la propriété, puis des
règles de disposition des biens. Notamment sont réformées les règles de succession,
les conventions et les hypothèques. En matière de succession, le projet ne garde que
deux formes testamentaires : la donation entre vifs et la donation héréditaire. Tous les
enfants se partagent de façon égale le patrimoine familial, à l'exception d'une part
infime dont le chef de famille peut disposer à sa guise.
Le 9 août 1793, il
présente, au nom du comité de législation, son premier projet de code civil. Mais la
Convention décrète l'ajournement à huit jours et la discussion ne commence que le 22
août. Dans le discours préliminaire, Cambacérès dit "Citoyens, elle est enfin
arrivée cette époque si désirée qui doit fixer pour jamais l'empire de la liberté et
les destinées de la France. La Constitution demandée partout avec transport, a été
reçue de tous les bons citoyens avec le sentiment de l'admiration et de la
reconnaissance. (...) Vos travaux ne sont point encore finis. Après avoir longtemps
marché sur des ruines, il faut élever le grand édifice de la législation civile ;
édifice simple dans sa structure, mais majestueux dans ses proportions ; grand par sa
simplicité même et d'autant plus solide que , n'étant point bâti sur le sable mouvant
de systèmes, il s'élèvera sur la terre ferme des lois de la nature et sur le sol vierge
de la République" (Cambacérès).
La Convention commence
la lecture et la discussion des différents articles. La discussion achoppe sur
l'égalité des époux, et sous l'impulsion de Merlin de Douai, les conventionnels
rejettent l'article instituant la gestion conjointe des biens du ménage. Quelques
articles sont ensuite votés, notamment sur le divorce, mais les montagnards emmenés par
Levasseur et Fabre d'Eglantine trouvent le projet trop inspiré par l'esprit des hommes de
loi et font voter un décret instituant une commission de 6 philosophes chargée de
réformer le projet. Ici se termine l'examen du premier projet de Code civil.
SECOND PROJET
Après Thermidor,
Cambacérès présente un nouveau projet de Code civil. Conformément aux voeux de la
Convention, ce Code est très succinct (287 articles). Cambacérès a divisé la
législation civile en 3 parties selon une articulation ternaire qui prévaut encore
aujourd'hui (les personnes, les biens et les obligations). Ce principe de division est
expliqué dans son discours préliminaire : "Trois choses sont nécessaires et
suffisent à l'homme vivant en société : être maître de sa personne; avoir des biens
pour remplir ses besoins; pouvoir disposer, pour son plus grand intérêt, de sa personne
et de ses biens. Tous les droits civils se réduisent donc aux droits de liberté, de
propriété et de contracter." (Cambacérès).
Le projet contient
quelques nouveautés par rapport au précédent. L'égalité des époux est renforcée par
la suppression de l'autorité paternelle et son remplacement par une autorité conjointe
sur les enfants. L'adoption est favorisée en étendant le droit d'adopter à tout citoyen
: homme ou femme, célibataire ou marié (avec le consentement du conjoint), mais elle est
encadrée, car il doit y avoir entre l'adoptant et l'enfant adoptif la distance de la
puberté.
Le 9 septembre 1794,
Cambacérès monte à la tribune pour défendre son projet, Vialles note que le ton a
changé : "la science juridique y remplaçait l'attendrissement
philosophique". La Convention vote assez rapidement les 9 premiers articles. La
discussion reprend trois jours plus tard, elle piétine et seul le dixième article est
voté. L'ensemble est renvoyé pour révision devant la Commission des Onze à
laquelle sont adjoints Cambacérès et Merlin de Douai, ce qui a pour effet de clore la
discussion du deuxième projet de Code civil.
TROISIÈME PROJET
Fort de l'expérience
du rejet de son deuxième projet considéré comme une table des matières, Cambacérès
présente un code plus détaillé (1104 articles) toujours divisé en 3 parties (les
personnes, les biens et les obligations). Il défend la rédaction au présent : "Les
lois de Moïse sont au futur; celle des Douze-Tables sont à l'impératif. La langue
française ne saurait comporter ce mode." (Cambacérès)
Le 26 août 1796,
Cambacérès monte à nouveau à la tribune pour défendre son code civil : "Aujourd'hui
que tout est changé dans l'ordre politique , il est indispensable de substituer aux lois
anciennes un code de lois simples." (Cambacérès). Il est attaqué par
l'aile conservatrice des Cinq-Cents, qui juge certaines dispositions immorales (le
divorce, les droits accordés aux enfants nés hors mariage et le principe d'égalité des
héritiers). Le 22 janvier 1797, il réussit à faire adopter le plan du Code civil,
plusieurs articles sont adoptés dans la foulée, notamment sur la filiation. Mais le 26
février, certains députés reviennent sur le plan adopté précédemment et Cambacérès
comprend que l'examen du projet ne progressera plus (le 23 mai 1798, le Conseil des
Cinq-Cents discute encore des indications préparatoires sur l'ordre à suivre pour
examiner le projet de Code civil).
PROJET DÉFINITIF
Après la deuxième
campagne d'Italie, Bonaparte convoque Cambacérès et lui dit : "Vous avez fait
plusieurs codes, ne pensez-vous pas qu'il serait utile de les refondre et de présentez au
Corps législatif un projet qui fût à la hauteur de ce siècle et digne du
gouvernement?". Le second Consul lui remet ses trois projets. Enthousiaste,
Bonaparte propose de confier la refonte à une commission et demande à Cambacérès : "Indiquez-moi
les hommes qui soient en état de faire ce travail et rédigez un arrêté dans ce
sens.". Le 12 août 1800, un arrêté consulaire met en place une commission
chargée de préparer un projet de code civil, elle est composée de quatre membres :
- Bigot de Préameneu
Félix-Julien-Jean (1747-1825) : Avocat aux parlements de Rennes puis de Paris, il est
nommé conseiller d'État en 1801. Président de la section de législation du Conseil
d'État, il succède à Portalis comme ministre des Cultes.
- Maleville Jacques de
(1741-1824) : Élu au Conseil des Anciens, il est nommé en 1801 au Tribunal de Cassation,
dont il préside la section civile. Maleville est nommé sénateur en 1806, puis comte de
l'Empire en 1808.
- Portalis
Jean-Etienne-Marie (1745-1807) : Avocat au Parlement d'Aix, Portalis est élu au Conseil
des Anciens. Condamné à l'exil, il revient après le 18 Brumaire. Commissaire du
gouvernement au Conseil des prises, puis conseiller d'État en 1800, il devient ministre
des cultes en 1804.
- Tronchet François-Denis
(1726-1806) : Avocat et jurisconsulte, Tronchet est élu aux États généraux. Défenseur
de Louis XVI, puis élu au Conseil des Anciens, il devient président du Tribunal de
Cassation en 1800. Nommé sénateur en 1801, il repose au Panthéon.
Le 21 janvier 1801, la
commission remet son rapport pour avis au tribunal de cassation et aux cours d'appel. La
discussion du Code civil commence en assemblée plénière du Conseil d'État le 17
juillet 1801. Les textes sont transmis au Tribunat au fur et à mesure de l'avancement des
travaux. Le 12 décembre 1801, le Tribunat rejette le titre préliminaire: De la
publication des lois par 142 voix contre 139, ce rejet est confirmé par un vote du
Corps Législatif. Le 2 janvier 1802, le gouvernement retire le projet de loi et permet
aux tribuns de faire des observations avant le vote des textes.
Le 9 septembre 1802, la discussion reprend au Conseil d'État, les
séances sont présidées par le Premier Consul ou par le Second Consul en son absence.
Cambacérès prépare tous les travaux en communiquant les documents concernant l'ordre du
jour, ainsi que les extraits de ses trois codes, ce qui lui vaut quelques critiques de la
part des conseillers d'État qui trouvent ces précédents projets trop imprégnés des
idées des Lumières ou de la Révolution. Il mène pratiquement tous les débats,
Bonaparte dit de lui : "Cambacérès fait l'avocat général; il parle tantôt
pour, tantôt contre". Sur les 109 séances du Conseil d'État nécessaires à la
discussion du Code civil, 52 sont présidées par Cambacérès. L'influence du Premier
Consul se traduit par une conception très méditerranéenne de la famille soumise à
l'autorité du père de famille, tandis que l'influence de Cambacérès permet
l'instauration du divorce par consentement mutuel et une reconnaissance de l'adoption
conforme au projets précédents.
Le 8 mars 1804, on
procède aux classements des 36 lois et au numérotage des articles en série unique.
Bigot de Préameneu propose une révision complète du travail, Cambacérès s'y oppose : "La
correction des fautes et erreurs typographiques est de droit; mais une révision
générale aurait de graves inconvénients. On en reviendrait à refaire le Code civil
tout entier, et indépendamment du retard qu'entraînerait ce travail, il n'aurait d'autre
effet que de substituer à des dispositions arrêtées après mûr examen, des
dispositions dont tout le mérite, peut-être, serait d'être nouvelles, et qui n'aurait
pas plus que les dispositions réformées reçu la sanction du temps et de
l'expérience." (Cambacérès). Le 10 mars, il suggère de fondre les
différentes lois en une seule appelée "Code civil des Français". La
loi qui contient 2281 articles répartis en 4 parties : l'application des lois, les biens,
les personnes et la propriété, est promulguée le 21 mars 1804.
Maleville propose
d'abroger toutes les lois anciennes et d'interdire aux tribunaux de les citer "comme
raison écrite". La première proposition reçoit l'assentiment du Second Consul
qui la considère comme inutile, mais il s'oppose à la deuxième : "Il est
impossible que le Code civil contienne la solution de toutes les questions qui peuvent se
présenter. Dès lors, on ne doit pas priver les tribunaux de l'avantage de puiser leurs
décisions dans d'autres autorités." (Cambacérès). Ainsi s'achève une
tâche commencée voilà presque treize années.