Le Consulat et l'Empire racontés par Chateaubriand.
"Ce ne fut pas de but en blanc et sans précaution que l'on
arrêta le duc d'Enghien ; Bonaparte s'était fait rendre compte du nombre des Bourbons en
Europe. Dans un conseil où furent appelés MM. de Talleyrand et Fouché, on reconnut que
le duc d'Angoulême était à Varsovie avec Louis XVIII ; le comte d'Artois et le duc de
Berry à Londres, avec les princes de Condé et de Bourbon. Le plus jeune des Condé
était à Ettenheim, dans le duché de Bade. Il se trouva que MM. Taylor et Drake, agents
anglais, avaient noué des intrigues de ce côté. Le duc de Bourbon, le 16 juin 1803, mit
en garde son petit-fils contre une arrestation possible, par un billet à lui adressé de
Londres et que l'on conserve. Bonaparte appela auprès de lui les deux consuls ses
collègues : il fit d'abord d'amers reproches à M. Réal de l'avoir laissé ignorer ce
qu'on projetait contre lui. Il écouta patiemment les objections : ce fut Cambacérès
qui s'exprima avec le plus de vigueur. Bonaparte l'en remercia et passa outre. C'est ce
que j'ai vu dans les Mémoires de Cambacérès, qu'un de ses neveux, M.
de Cambacérès, pair de France, m'a permis de consulter, avec une obligeance dont je
conserve un souvenir reconnaissant. La bombe lancée ne revient pas ; elle va où le
génie l'envoie, et tombe. Pour exécuter les ordres de Bonaparte, il fallait violer le
territoire de l'Allemagne, et le territoire fut immédiatement violé. Le duc d'Enghien
fut arrêté à Ettenheim. On ne trouva auprès de lui, au lieu du général Dumouriez,
que le marquis de Tuméry et quelques autres émigrés de peu de renom : cela aurait dû
avertir de la méprise.
(...)
Il y eut une délibération du conseil pour l'arrestation du duc
d'Enghien. Cambacérès, dans ses Mémoires inédits, affirme, et je le
crois, qu'il s'opposa à cette arrestation ; mais en racontant ce qu'il dit, il ne dit pas
ce qu'on lui répliqua.
(...)
Quant à M. de Talleyrand, prêtre et gentilhomme, il inspira le
meurtre en inquiétant : il n'était pas en paix avec la Légitimité. Il serait possible,
en recueillant ce que Napoléon a dit à Sainte-Hélène et les lettres que l'évêque
d'Autun a pu écrire, de prouver que celui-ci a pris à la mort du duc d'Enghien une fort
large part ; toutefois il ne faut pas aller au-delà de la vérité. Que M. de Talleyrand
ait décidé Bonaparte à la fatale arrestation, contre l'avis de Cambacérès,
il est difficile de le nier ; mais qu'il ait prévu le résultat du conseil qu'il donnait,
il est difficile de l'admettre. Comment aurait-il pu croire que de propos délibéré, le
Premier Consul eût préféré une mesure toute dommageable, à un rôle de magnanimité
tout profitable ? La légèreté, le caractère, l'éducation, les habitudes du ministre
l'éloignaient de la violence ; la corruption lui ôtait l'énergie ; il était trop peu
honorable pour devenir profond criminel. S'il se permit des conseils funestes, il est
clair qu'il n'en sentit pas la portée, comme il s'assit, sous la Restauration, auprès de
Fouché, sans se douter qu'il se perdait par cette association. Le prince de Bénévent ne
s'occupait point des difficultés qui découlaient du bien et du mal, parce qu'il ne les
voyait pas : le sens moral lui manquait ; aussi se trompait-il éternellement dans ses
jugements sur l'avenir.
(...)
J'avais une répugnance invincible à occuper une place, même en
dehors du gouvernement ; il me souvenait trop de ce que m'avait coûté la première.
L'héritage de Chénier me semblait périlleux ; je ne pourrais tout dire qu'en m'exposant
; je ne voulais point passer sous silence le régicide, quoique Cambacérès
fût la seconde personne de l'Etat ; j'étais déterminé à faire entendre mes
réclamations en faveur de la liberté et à élever ma voix contre la tyrannie ; je
voulais m'expliquer sur les horreurs de 1793, exprimer mes regrets sur la famille tombée
de nos rois, gémir sur les malheurs de ceux qui leur étaient restés fidèles.
(...)
Bonaparte, accouru à Paris, se logea rue du Mail, rue où je
débarquai en arrivant de Bretagne avec madame Rose. Bourrienne le rejoignit, de même que
Murat, soupçonné de terrorisme et ayant abandonné sa garnison d'Abbeville. Le
gouvernement essaya d'envoyer Napoléon transformé en général de brigade d'infanterie
dans la Vendée ; celui-ci déclina l'honneur, sous prétexte qu'il ne voulait pas changer
d'arme. Le comité de salut public effaça le refusant de la liste des officiers
généraux employés. Un des signataires de la radiation est Cambacérès,
qui devint le second personnage de l'empire.
(...)
Un billet de Napoléon adressé à Cambacérès,
contenait des ordres inintelligibles : on délibéra, et quoique la signature du billet
portât un nom allongé d'un nom antique, l'écriture ayant été reconnue pour être
celle de Bonaparte, on déclara que les ordres inintelligibles devaient être exécutés.
(...)
Un décret impérial avait mobilisé cent vingt-un bataillons de
gardes nationales ; un autre décret avait formé un conseil de régence, présidé par Cambacérès
et composé de ministres, à la tête duquel était placée l'impératrice. Joseph,
monarque en disponibilité, revenu d'Espagne avec ses pillages, est déclaré commandant
général de Paris. Le 25 janvier 1814, Bonaparte quitte son palais pour l'armée, et va
jeter une éclatante flamme en s'éteignant.
(...)
Pendant ce temps-là Cambacérès s'enfuyait avec
Marie-Louise, le roi de Rome et la régence. On lisait sur les murs cette proclamation :
(...)
La régence s'était retirée à Blois,
Bonaparte avait ordonné que l'impératrice et le roi de Rome quittassent Paris, aimant
mieux, disait-il, les voir au fond de la Seine que reconduits à Vienne en triomphe; mais
en même temps il avait enjoint à Joseph de rester dans la capitale. La retraite de son
frère le rendit furieux et il accusa le ci-devant roi d'Espagne d'avoir tout perdu; Les
ministres, les membres de la régence, les frères de Napoléon, sa femme et son fils
arrivent pêle-mêle à Blois, emportés dans la débâcle : fourgons, bagages, voitures,
tout était là; les carrosses du roi y étaient et furent traînés à travers les boues
de la Beauce à Chambord, seul morceau de la France laissé à l'hériter de Louis XIV.
Quelques ministres passèrent outre, et s'allèrent cacher jusqu'en Bretagne, tandis que Cambacérès
se prélassait en chaise à porteurs dans les rues montantes de Blois. Divers bruits
courraient; on parlait de deux camps et d'une réquisition générale. Pendant plusieurs
jours on ignora ce qui se passait à Paris; l'incertitude ne cessa qu'à l'arrivée d'un
roulier dont le passeport était contresigné Sacken.
(...)
Vérités incontestables, malédictions méritées ; mais qui les
donnait ces malédictions ? que devenait ma pauvre petite brochure, serrée entre ces
virulentes adresses ? ne disparaît-elle pas entièrement ? Le même jour, 4 avril, le
gouvernement provisoire proscrit les signes et les emblèmes du gouvernement impérial ;
si l'Arc de Triomphe eût existé, on l'aurait abattu. Mailhes, qui vota le premier la
mort de Louis XVI, Cambacérès, qui salua le premier Napoléon du nom
d'empereur, reconnurent avec empressement les actes du gouvernement provisoire.
(...)
La vicomtesse d'Agoult, aujourd'hui dévote, est une personne
importante comme on en trouve dans tous les cabinets des princesses. Elle a poussé sa
famille tant qu'elle a pu, en s'adressant à tout le monde, particulièrement à moi :
j'ai eu le bonheur de placer ses neveux ; elle en avait autant que feu l'archichancelier Cambacérès."
Chateaubriand François René vicomte de,
Mémoires d'outre-tombe.